Déposition Bahri Guiga 1937

Déposition de Bahri Guiga

REPUBLIQUE FRANÇAISE
Tribunal Militaire Permanent de Tunis, séant à Tunis

Procès-verbal d’interrogatoire ou de confrontation,

L’an mil neuf cent trente huit le vingt neuf Décembre. Après avoir été extrait de la Prison Militaire de Tunis, devant Nous, de Guérin du Cayla, Officier de justice Militaire de 2è classe, Juge d’Instruction Militaire assisté de Lagar­de, Adjudant Commis Greffier, a été amené à notre cabinet le nommé Bahri Ben Hamouda Guiga, dont la première comparution est constatée par procès-verbal du 25 Mai 1938.

Mentionnons que Maîtres Hassen et Youssef Guellaty, Salah Rahal et Khodja dûment appelés par nos lettres recommandées expédiées le 26 Décembre 1938, dont les récépissés postaux sont annexés et avisés par les mêmes lettres de la mise à leur disposition de la procédure la veille du présent jour,

Les défenseurs Maître Youssef Guellaty et Maître Ber­thon (celui-ci ayant été constitué le 28 Décembre 1938 seulement) étant présents nous avons interrogé ou confronté comme il suit l’inculpé. Les défenseurs Hassen Guellaty, Salah Rahal et Khodjo ne s’étant pas présentés nous avons passé outre et procédé comme il suit à l’interrogatoire ou à la confrontation de l’inculpé.

S.I. — Je renonce à toute nullité qui pourrait résulter du fait que Maître Berthon ici présent n’a pas été averti par lettre recommandée, 48 heures avant l’interrogatoire, que le dossier n’a pas été mis à sa disposition la veille, étant donné que la constitution faite par moi (cote 43) ne date que d’hier 28 décembre 1938.

D. — Lors de votre dernier interrogatoire vous avez déclaré avoir été envoyé à Paris le 10 Mars 1938 pour y remplir une mission (cote 16). Voulez-vous nous dire par qui vous avez été envoyé et quels étaient le but ou les buts de cette mission ?

R. — J’ai été envoyé par le Bureau Politique qui se composait de Bourguiba, Tahar Sfar, Salah Ben Youssef, et Slimane Ben Slimane. Ma mission était inscrite sur un papier, que je regrette qu’on n’ait pas trouvé à Paris, lors des perquisitions et il était signé de BOURGUIBA au nom du Bureau Politique.

S.I. — J’ai été envoyé en mission à ce moment parce que depuis le début février, — à ce que je crois — j’avais un certain nombre d’entrevues particulières avec M. Laporte. Ce contact avec la Résidence a été amené par une suite de raisons entres autres

1° — à la suite de l’évolution de la tactique du Destour conséquente aux décisions du Congrès, une fissure s’est produite entre le parti et le gouvernement.

2° — Comme aussi à la suite du départ du Docteur Materi le parti s’est trouvé privé d’un agent de liaison avec le gouvernement ceci en la forme pour expliquer ma présence personnelle à la Résidence ; — au fond dès le Congrès ma position personnelle était une position de modéré toujours convaincu de l’utilité de continuer la politique de collaboration avec le gouvernement.

C’est par l’intermédiaire d’un ami commun M. Serge Moatti auquel j’avais fait part de ma façon de voir, et de mon désir d’apporter ma contribution à cette œuvre que j’ai été mis en relation avec M. Laporte. Je dois déclarer que je n’ai pas pu continuer ces conversations qu’en consultant le Bureau Politique qui était entièrement d’accord avec moi à cl- moment, c’est-à-dire de février à mon départ. Je suppose que M. Laporte de son côté en avait référé au Résident et n’agissait que d’après ses directives.

Si j’ai été envoyé à Paris c’est tout d’abord que M. Le Résident Guillon était parti lui-même en France et que je devais ensuite essayer de voir à Paris, si une entrevue pouvait être accordée par celui que j’ai désigné sous le vocable de « responsable » M. Sarraut, avec Habib Bourguiba, ce qui aurait permis à ce dernier, en tant que représentant officiel de tout le parti destourien, de confirmer au Gouvernement Français les tendances collaborationnistes du parti dont j’avais toujours été le champion, quelles que soient les vicissitudes de la doctrine suivie par le parti. D’ailleurs cette politique de collaboration était aussi celle du Résident et des réalisations devaient dans son esprit la renforcer.

Le deuxième but de ma mission était de rendre visite à la section néo-destourienne de Paris. J`étais au courant du différend qui la séparait de Habib Bourguiba.

Un 3° point j’avais reçu de Bourguiba le conseil d’aller voir le P. P. A.

4° point : je devais me mettre en relation avec des personnalités politiques françaises.

D. — Dans votre lettre écrite de l’hôtel Scribe (cote 29), vous dites «Continuant mes tractations de Tunis, j’ai pu arriver à mettre sur la planche un plan de travail et surtout un plan de discussion ». Que voulez-vous dire ?

R. — Ce plan de travail ou ce plan de discussion visait les réalisations que le Gouvernement était disposé à accorder aux Tunisiens. Un des points importants que M. Guillon semblait vouloir réaliser ô brève échéance, était le «Conseil de Législation consultatif », D’autres points visaient surtout le Parti c’était la promesse formelle de mettre au pas les chefs de servie les plus acharnés contre nous. S’avais l’impression que le Résident Général se plaignait de l’attitude adoptée à son égard par certains d’entre eux qu’il accusait de foire une politique nettement opposée à la sienne. Sur le plan général une tolérance de fait pour les réunions du parti était envisagée.

D.-  Pourquoi donc la Résident ne prenait-il pas lui même une mesure administrative pour autoriser ces réunions ?

R. – Il devait auparavant en référer peut-être au Gouvernement Fronçais.

La discussion officieuse avec M. Laporte avait envisagé l’arrêt des poursuites pour l’avenir, et pour le passé, des instructions aux fins de renvoyer à plus tard les procès en cours. M. Laporte m’avait promis une réponse définitive le vendredi I R Mors, Le Résident devant voir M. Sarraut. Ce vendredi M. Laporte me fit savoir qu’en principe M. Sarraus n’était pas opposé à ce plan de travail, mais que la situation extérieure ne permettait pas une prise de position nette pour l’instant,

S.I. – C’est à ce moment là que j’ai reçu les lettres de Bourguiba et de Slimane Ben Slimane, datées l’une du 15 Mars, l’autre du 19, lettres dont la lecture m’a éberlué.

D. – Lors de votre dernier interrogatoire (cote 16) nous avons parlé des termes contenus dans la lettre de Slimane Ben Slimane, termes qui sont cependant niés par les leaders comme ayant été prononcés par eux dans les réunions du destour, et ce malgré l’affirmation de témoins. Nous allons voir aujourd’hui la lettre de Bourguiba en date du 15 Mars.

S..I. – Cette lettre ne m’avait pas été adressée directement elle m’a été remise par l’intermédiaire de Férid ou de Meheddebi j’explique ceci par le fait que venant d’arriver à Paris, Bourguiba ne connaissait pas encore mon adresse.

S.I. – Avant de passer à 1a discussion de la lettre de Bourguiba je tiens à faire savoir en ce qui concerne le plan de travail dont il est parlé à la page précédente, qu’en échange des mesures de tolérance, d’arrêt de poursuites envisagé par le Résident, le Parti Néo-Destourien apportait de son côté une politique de soutien dans le cadre de la politique de collaboration..

Mentionnons que Maître Berthon et Maître Youssef Guellaty s’absentent alors que Maitre Hassen Guellaty se présente pour assister l’inculpé

D. – Nous allons vous donner lecture de la lettre de Bourguiba au cas où par le recul du temps, ses termes se  seraient effacés de votre mémoire. Voici in extenso, son début «Tunis 15-3-38. Mon cher Bahri — Le Conseil National a terminé hier Lundi assez tard ses travaux.

…. La question de la réaction du parti contre l’offensive gouvernementale a pris toute la journée du dimanche (jusqu’à minuit). Des décisions très graves ont été prises (souligné dans le texte). La crise ministérielle et le nouveau Cabinet Blum avec Sarraut à la «coordination», connu hier matin n’a pas changé l’attitude du Conseil National qui est décidé à accepter la bataille si l’offensive du Gouvernement continue. Il a fixé les grandes lignes de la tactique que les sections devront adopter pour gagner cette bataille manifestations ininterrompues de masses sur tout le territoire, ensuite au cas où le gouvernement s’obstine dans la lutte, grève de l’impôt et du service militaire, avec toutes les conséquences et les risques que cela peut comporter. Le parti et le peuple sont arrivés à ce point ou livrer la bataille et accepter le combat avec les forces dont ils disposent ou mourir. Les membres du Conseil National ont pris l’engagement d’aller porter ces mots d’ordre à toutes les sections non représentées au Conseil National ».

Arrêtons-nous ici un moment. Les termes de ce début sont suffisamment nets et explicites, et quand nous avons entendu les orateurs du parti nier avoir prononcé des appels à la grève de l’impôt, des appels au refus du service militaire, nous constatons cependant que le représentant qualifié du parti ne craint pas d’écrire de pareilles provocations. Et cela fixera le Tribunal sur la valeur qu’il convient d’accorder aux dénégations de ses orateurs. Que pensez-­vous donc de ces phrases ?

R. — J’ai été éberlué comme je l’ai dit déjà, par cette lecture. Je n’approuve aucunement les termes contenus dans ce début et si je m’étais trouvé présent au Conseil National des 13 et 14 Mars, je me serais opposé à cette façon de voir et si le vote avait dû me donner tort, j’aurais démissionné.

D. — Vous avez quitté Tunis le 10 Mars 1938 avec une mission bien précise qui semble être une mission de pacification. Cinq jours plus tard, Bourguiba vous écrit la lettre dont il vous a été donné lecture quant au début. C’est une déclaration de guerre, un appel à la révolte. Que s’est-il donc passé de catastrophique pendant ces quatre jours en ce qui concerne les relations du néo-destour et celles du Gouvernement français ou de la Résidence Générale ?

R. — Je me le demande.

D. — Avez vous donc cherché à le savoir depuis ? Dans vos promenades au préau de la prison et dans certaines réunions en compagnie des inculpés vous avez eu l’occasion de voir Bourguiba. Etant donné l’étonnement que vous semblez manifester au reçu de cette lettre et l’aveu d’incompréhension, avez-vous demandé à Bourguiba des éclaircissements ?

R — Je l’aurais fait dehors mais en prison c’est une cause de friction que j’ai voulu éviter, car j’avais envoyé un télégramme, ne l’oublions pas, refusant d’exécuter cette nouvelle mission.

D — Vous avez dû voir également Tahar Sfar à la prison militaire. Vous étiez plus à l’aise avec lui et vous auriez pu lui demander des éclaircissements.

R. — Tahar Sfar, je crois, n’a pas assisté à cette discussion.

D. — Nous vous lisons alors la suite de la lettre ainsi conçue « Ainsi donc si tu n’apportes pas de Paris quelque chose de substantiel qui justifie un renversement de la vapeur de la part du parti, nous courons à grands pas vers un nouveau « cyclone » qui, cette fois sera décisif. Personnellement je suis convaincu que notre victoire est certaine » Nous notons en passant que Bourguiba fait bien l’aveu qu’il prévoit de gros évènements à brève échéance et qu’il ne pourra plus nier avoir ignoré ce qui allait arriver trois se moines plus tard. Nous continuons « Tahar Sfar, qui venait dans la matinée du Dimanche, d’être chargé de l’intérim de le Présidence jusqu’au prochain congrès, a dû, vu lu gravité des décisions ci-dessus, renoncer à cette charge. Il a expliqué aux délégués qu’il n’était pas qualifié vu son tempérament, ses idées et ses tendances, pour assurer lu présidence en de telles circonstances. Mais il n’a vu aucun inconvénient à rester membre du taureau Politique. Je lui en suis reconnaissant ».

Ceci prouve que non seulement Tahar Sfar était pré sent aux débats mais encore qu’il a accepté de continuer à servir le parti. Vous pouviez donc lui demander des explications

R. — Je n’ai rien demandé à Sfar dans le sens de la précision ci-dessus. Tout au début de mon incarcération, j’ai souvenance que Tahar Sfar m’a dit qu’il avait désapprouvé cette attitude, je crois qu’il a dit avoir fait claquer la porte. Il a ajouté qu’il avait attendu mon retour pour de missionner en même temps que moi. De toutes ces conversations il résultait qu’aucun événement sensationnel ne s’était produit entre le 10 et le 15 Mars pour expliquer ainsi la volte-face de l’orientation du parti, à ma connaissance J’ai envoyé à Slimane Ben Slimane, le 21 Mars le télégramme suivant « Impossible travailler actuellement sens indiqué partirai après-demain. Affections signé Bahri.

Notons que ce télégramme figure à la cote 38 du dossier.

S.I.-  Il est exact que lorsque l’ai été avisé en France des événements du 9 Avril, j’ai établi une relation de cause à effet entre la nouvelle orientation du parti et les conséquences d’un choc que j’entrevoyais. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas revenu à Tunis.

D. — Nous avons découvert dans le scellé N°18 établi après des perquisitions dans les bureaux du Journal «El Ouma », organe du P.P.A, parmi les coupures de journaux soigneusement collectionnées par cet organe algérien, dans un but que nous ignorons, un article découpé et collé sui une feuille blanche, article du journal l’ « Œuvre » du 25, Avril 1938. Dans cet article intitulé «Un personnage suspect Bahri Guiga vient d’être arrêté à Paris…. Bien que sans fortune personnelle il menait la vie à grandes guides, aussi lors du congrès tenu par le parti du néo-destour en automne dernier fut-il accusé de malversations dans l’exercice de ses fonctions de trésorier.

S.I. — Je n’ai jamais été trésorier en titre et je ne me suis jamais occupé de la manipulation des fonds. Il est exact qu’au Congrès la question «finances» a soulevé des observations et amené la nomination d’une commission.

D. — Nous continuons la lecture de l’article « Il collaborait à « l’Action Tunisienne », dont par ailleurs il était administrateur et ses articles contenaient des attaques violentes contre les œuvres françaises réalisées en Tunisie. Il était à Paris depuis quelques semaines dans le but d’intéresser certaines personnalités politiques françaises au mouvement néo-destourien. Son adhésion au Destour semble avoir été provoquée par le fait que sa candidature à un poste de directeur de banque à Casablanca, proposée il y a quelques années, n’avait pas été retenue.

S.I. — C’est absolument faux.

D. — Nous terminons l’article «Personnage intrigant, sans scrupule, il était suspect, même aux militants de son parti ».

R. — Je ne m’explique pas que le journal «El Ouma »  ait gardé cette sorte de fiche contre moi.

D. — Dès le 23 Novembre 1936 Hédi Nouira écrivant de Cochon à Habib Bourguiba, lui disait « Je serais aussi très heureux que vous me mettiez au courant…. de l’attitude que prend le parti à l’égard du Gouvernement après la publication du projet de Budget. Guiga aurait déclaré à Meheddebi que le parti abandonnerait l’idée d’indépendance pour n’adopter dans toutes ses revendications que le retour au principe du Protectorat. Cette «reculade» serait confirmée par l’interview donnée par Materi après votre retour de France au rédacteur du « Petit Matin ». Je ne puis, avec nos amis ici, nous résigner à ce tournant, car nous savons pertinemment que vous n’êtes pas de cet avis. Aussi je vous enverrai bientôt en détail la conversation tenue par Guiga à ce sujet et rapportée par Meheddebi». Signé Nouira. Ainsi donc à cette époque votre reculade était sévèrement jugée par Nouira.

R. — J’ignorais cette lettre, mais elle exprime mn véritable pensée. J’ai donné une interview à «Tunis-soir » dans laquelle je disais que j’aimais la France. Cette interview était l’expression sincère de ma pensée.

D. — Il est réellement dommage pour vous que Bourguiba écrivant à Hédi Nouira le 12 Décembre 1938 dise

«Quand à cette interview de Guiga et de Materi, il parait qu’on leur a fait dire un peu plus que ce qu’ils avaient dit, mais il aurait été très délicat pour eux de démentir ». Cette phrase semble vous représenter comme une girouette.

R. – J’ignorais cette lettre.

D. — Une autre lettre de Bourguiba lui-même adressée le 6 Décembre 1937 à son neveu Férid, semble corroborer l’article de « l’Œuvre », en ce sens qu’il semble que vous n’ayez pas la confiance du dictateur. « Il essaye de voir d’où vient le vent et où il va… ». « Bref une terrible responsabilité pèse sur mes épaules. En attendant que le prochain congrès renouvelle le Bureau Politique et mette chacun à sa place. Mais d’ici là ..! ».

R. — J’ignorais également cette lettre qui détruit vingt deux années d’illusion. Si Bourguiba semble envisager mon expulsion du Bureau Politique au prochain Congrès, il est certain que je ne me serais pas laissé faire et que j’aurais groupé un très grand nombre de militants en signalant les dangers de la nouvelle orientation que Bourguiba avait fait prendre au parti.

D. — Maintenant que je vous ai mis en quelque sorte devant les yeux, un Bourguiba «à poil», pour employer l’expression dont se servait son cousin le Docteur Zouiten, que pensez-vous des réponses qu’il vous fit lorsque vous l’interrogeâtes après l’article de la «République» dont vous avez parlé d’ailleurs dans votre interrogatoire du 30 Juin (cote 16) et qui donnait lieu à une interview parue dans « Tunis-Soir ».

R. — En raison de nos 22 ans d’amitié, je préfère ne rien dire.

S.I. — En ce qui concerne Nouira que je ne connais pas suffisamment, il ne pouvait ignorer que je ne partageais pas ses idées syndicalistes, car j’étais l’avocat de la C.G.T.

D. — Nous allons maintenant envisager votre attitude en tant que militant du parti, membre du Bureau Politique. Vous êtes représenté comme étant le tacticien du Néo-Destour. Quelles sont ses origines ?

R. — En 1933 un congrès du parti destourien avait lieu les 12 et 13 Mai. A la séance de clôture Materi, Bourguiba et moi qui venions en journalistes, étions priés de faire partie du Destour et nous entrions ainsi dans la commission exécutive sans avoir participé aux travaux du Congrès et à la rédaction de la Charte. Dans ce parti qui était représenté par le Journal « La Voix du peuple » figuraient déjà Tahar Sfar, Youssef Rouissi, Hédi Ben Attia et peut être Bouguetfa.

Peu de temps après ce Congrès intervenait un décret de dissolution, signé du Résident Manceron le local était fermé. Arrivait M. Peyrouton qui laissait rouvrir ce local et recevait les dirigeants. A la suite de cette entrevue dont je faisais partie avec Bouhageb, Ahmed Essafi, Maître Farhat, les dirigeants nous firent savoir qu’il n’y avait pas lieu de communiquer aux militants les propos tenus par le Résident et qu’il fallait s’entendre pour être d’accord sur ce qu’on allait leur dire. C’était là une attitude normale à ce parti qui est devenu le « vieux destour ». Je m’insurgeais contre cet état de choses, et je fus mis en jugement et expulsé malgré la défense présentée par Tahar Sfar. Mon départ fut suivi de celui de Tahar Sfar, de Bourguiba Habib, de Bourguiba M’hamed et de Materi. Nous avons alors demandé la réunion d’un congrès appelé à nous départager, mois comme les vieux destouriens se sont refusés à organiser ce congrès, les membres de la commission exécutive Sfar, les deux Bourguiba, Materi, après une propagande dans les sections, ont convoqué à Ksar Hellal en 1934 un congrès extraordinaire auquel les vieux destouriens étaient invités. Le congrès était chargé de dire qui de nous devait assumer la direction du Parti. Il se prononçait en notre faveur, expulsant les vieux destouriens de la commission exécutive et déclarant que nous seuls représentions l’orthodoxie destourienne le vieux parti conservait ses fidèles et coexistait avec nous, ayant la même doctrine, la même couleur de cartes, etc….

D. — Si nous faisons le résumé nous constatons que le parti du Destour, qu’il soit néo ou vieux est dissous depuis 1933 et que vous avez suivi exactement les idées du vieux destour, puisque vous n’en étiez que la continuation.

R. — Si notre naissance est illégale, il n’en reste pas moins établi qu’elle a été tolérée par M. Peyrouton et qu’en 1936 la question s’étant posée, je suis allé avec Salah Ben Youssef voir M. Pichat, Conseiller Juridique de la Résidence. Ce dernier a tourné la difficulté en nous considérant comme une association de fait et une circulaire en ce sens a été envoyée par la Résidence aux autorités locales et dont certains caïds m’ont parlé d’ailleurs.

D. — Puisque vous revendiquez représenter la doctrine du vieux destour, il est bon de vous rappeler les origines de vos grands parents et notamment… de !a Charte fondé, à Tunis sous le nom de «Parti libre Tunisien» en 1920, cette charte disait «Le but de la formation est d’arriver à obtenir l’émancipation du Pays Tunisien des liens de l’esclavage afin que le peuple Tunisien devienne un peuple libre jouissant de tous les droits comme nation libre. Ses principes et son but étant tels, la base de son programme repose sur une activité empressée dirigée vers ce but et en première ligne la création de !a constitution qui accorde à ce peuple la faculté de se gouverner lui-même». La constitution comprenait quelques articles significatifs : «La langue arabe est la langue officielle de la Tunisie». «Le Ministère est responsable devant le Parlement de la Nation Tunisienne, exception faite pour le Ministre des Affaires Etrangères qui est l’Ambassadeur du Gouvernement Français à Tunis. Ce dernier Ministre restera en fonction avec tous les ministères, jusqu’à ce qu’il soit possible à la Tunisie d’assurer par elle-même les relations avec les puissances étrangères ». Le parlement Tunisien se compose de membres élus spécialement par les Tunisiens. « Eu égard à la situation actuelle les Fronçais pourront en être membres, bien qu’en droit rien ne leur permette de prendre part au pouvoir législatif, et ce en attendant qu’en Tunisie se trouve un peuple libre dont les divers éléments ethniques et religieux ne seront nullement différenciés. Alors le Parlement Tunisien sera formé seulement de Tunisiens».

Vous ne pouvez nier que ce programme visait non pas à l’éviction des Français, les Destouriens leur offrant l’hospitalité, voire même la faculté de se faire naturaliser, mais à l’abolition du Protectorat. Connaissiez-vous ce programme ?

R. — Je l’ignorais.

D. Nous vus lisons les neuf points de la constitution du 3 janvier 1925, constitution du Parti réformiste.

R. — je connaissais les neuf points de cette constitution.

D. — NOUS verrons demain quels sont les points de ces différentes constitutions que le Néo-Destour a conservés, quels sont ceux qu’il a rejetés et quels sont ceux qu’il a ajoutés. Mentionnons qu’en raison de l’heure tardive nous renvoyons à demain 9 heures la suite de l’interrogatoire.

Lu persiste et signe avec nous et le Greffier. Signé Lagarde, Bahri Guigo, De Guerin.

En ce jour trente décembre 1938 à 9 heures, étant comme ci-dessus, continuons l’interrogatoire de l’inculpé Bahri Ben Hamouda Guiga, comme il suit, celui-ci étant assisté de Maître Youssef Guellaty, les autres défenseurs ne s’étant pas présentés

D. — Il résulte du résumé de votre interrogatoire d’hier que la lecture de la lettre de Bourguiba en date du 15 Mars 1938, vous a éberlué et que vous avez compris que le Destour s’engageait dans la voie de la violence, ce qui fuit que les événements d’avril ne vous ont pas surpris. D’autre part il vous a été révélé quelques-uns des sentiments de certains leaders à votre égard et notamment de Habib Bourguiba.

R. – Ceci est exact.

D — Nous avons ensuite envisagé la partie doctrinaire. Quels sont les points eue ici doctrine du Néo-Destour semblables aux points des deux doctrines dont il a été question hier, quels sont les points que vous avez laissés de côté, quels sont les points nouveaux que vous avez adoptés ?

R. — Je ne connaissais pas les onze points du parti primitifs et d’autre part le parti réformiste avait cessé d’exister depuis 1928. Restait donc seul le parti du Destour avec ses neuf points. Ce sont ces neuf points qui ont contribué à être la base de notre programme la question doctrine a été amenée par des questions de méthode en ce qui me concerne et par des questions de personnes en ce qui concerne certains autres.

D. — Pour être bien d’accord, nous écrivons ci-dessous les neuf points de ce programme

1) — Une assemblée délibératrice composée par moitié de Français et de Tunisiens élus ou suffrage universel, ayant pour rôle de voter le budget et de confectionner des lois de l’ordre intérieur ;

2). — La responsabilité du Gouvernement Tunisien, (Chefs d’administration ou ministres).

3). — La séparation absolue des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.

4). — L’accès des Tunisiens à tous les postes administratifs, à condition de présenter les garanties intellectuel les et morales requises chez les candidats français.

5). — L’égalité de traitement des fonctionnaires accu pont à compétence égale des fonctions identiques, saris qu’il soit fait de différence en faveur des Européens et au détriment des Tunisiens.

6). — L’organisation de municipalités élues au suffrage universel dans tous les centres de la Tunisie.

7). — L’instruction primaire obligatoire.

8). — La participation des Tunisiens à l’achat des lots rie l’agriculture et des terres domaniales.

9). — La liberté de la presse, de réunions et d’association.

R. – C’est bien cela notre programme.

ID. – . Quelle était la charte de votre parti ?

R. – C’est la même que celle du vieux destour elle a été votée les 12 et 13 Mai 1933 et j’ai dit hier que nous avions été intégrés au parti après le vote de cette Charte.

S.I. — J’ai lu cette charte et j’en ai accepté la teneur puisque j’appartenais au Parti.

D. — Nous allons la relire ensemble. Nous la trouvons dans le journal «La voix du Peuple» du Samedi 20 Mai 1933, en première page (dossier 3). Déclarations — le parti libéral constitutionnaliste Tunisien, réuni en congrès national les 12 et 13 Mai 1933 — Après avoir examiné l’activité politique du Parti durant les 13 années qui se sont écoulées depuis sa fondation (nous taisons remarquer à ce sujet que dans les 13 années dont il est question il y a là un rattachement aux 11 points dont il avait été question hier, puisque ce n’est qu’en 1925 que ces I 1 points ont été transformés en 9 points), considérant que ce que l’on a convenu d’appeler la politique de collaboration a entièrement fait faillite en ce pays, considérant que la situation politique et économique du monde à l’heure actuelle ainsi que l’évolution des rapports entre nations colonisatrices et peuples colonisés, posent le problème colonial sous un four nouveau, considérant que des pays colonisateurs ont résolument acheminé leurs colonies dans la voie de la libération, considérant que la subordination de plus en plus étroite des colonies vis-à-vis des métropoles au point de vue économique a abouti à la ruine des peuples colonisés, considérant que dans ces conditions et pour répondre aux vœux du pays, la mission du parti libéral constitutionnalisée est d’engager le peuple Tunisien dans la voie d’une émancipation devenue de plus en plus indispensable, proclame que le but qu’il assigne à son action politique est d’amener la !libération (fil peuple Tunisien et de doter le pays d’un statut intangible et stable sous la forme d’une constitution qui sauvegarde la personnalité tunisienne et consacre la souveraineté du peuple par — Un Parlement Tunisien élu au suffrage uni verset, maître de son ordre du jour, avant la plénitude dry pouvoir législatif — Un gouvernement responsable devant ce parlement. – La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire — la Justice Tunisienne étendue à tous ceux qui résident sur le territoire Tunisien (ce qui à notre avis représente l’abolition pure et simple des « Capitulations »). – Les libertés publiques reconnues à tous les Tunisiens sans distinction — L’instruction obligatoire pool tous. La protection de la vie économique du pays — Et d’une façon générale tout ce qui est de nature à tirer le pays de la déchéance matérielle et morale où il se trouve et lui assurer sa place dans le concert des notions civilisées. Voilà donc la Charte que le Parti Néo-destourien s’est appropriée ?

R. — C’est exact.

D — Nous constatons tout d’abord que Habib Bourguiba dans son livre « Le Destour et la France» reproduisant à la page 11 la Charte du Parti, s’est permis d’y ajouter quelques mots supplémentaires au dernier paragraphe : «…. et lui assurer sa place dans le concert des nations civilisées, maîtresses de leurs destinées». Qui est-ce qui a donc autorisé cette adjonction qui ne figure pas dans l’acte de naissance de la Charte que nous trouvons, dans la « Voix du Peuple » du 20 Mai 1933 ?

R. — Rien n’autorisait Bourguiba à faire cette adjonction; il a ainsi violé les règlements du Parti et il ne noirs a jamais fait port depuis 1936 qu’il avait ajouté ces phrases et je dois reconnaître également que je ne m’en suis lamais aperçu ayant lu superficiellement la brochure «Le Destour et lu France ».

Cette Charte du Parti est très habile. Pour un lecteur superficiel, elle ne présente aucun danger. Pour nous qui lu lisons mime entre les lignes, nous constatons que l’on veut, en quelque sorte créer un Parlement Tunisien composé de Tunisiens car il n’est nullement question du fameux parlement où il y aurait eu moitié de français, et moitié de Tunisiens, comme avec le programme du 3 Janvier 1925, et alors que ce dernier programme dans ses neuf points parlait de Français dans le premier et le troisième point, dans la Charte de votre parti, établie huit ans plus tard, ni le mot Français, ni le mot Fronce ne figurent à quelque endroit que ce soit. Si ce sont probablement les mêmes hommes qui ont rédigé les deux programmes il est certain que leurs sentiments ont dû changer, car alors qu’en 1925 la collaboration semblait ressortir de ce programme, en 1933 ils ont écrit nettement que la politique de collaboration a entièrement fait faillite. Nous y voyons, nous, le but de se débarrasser du Protectorat, qui d’ailleurs n’y est cité nulle part. D’autre part le paragraphe spécial à la Justice Tunisienne est l’abrogation pure et simple des capitulations. Et vous pensez que si la France avait accepté ce programme, les pays étrangers qui avaient signé ces capitulations avec la Tunisie ne se considéreraient pas alors comme déliés de tout engagement avec la Tunisie et avec la France, cette dernière ayant ainsi renoncé à protéger leurs nationaux?

R. — C’est exact, mais je tiens à faire remarquer que les principes de collaboration ont été rétablis par nous en 1936.

D. — Il est certain qu’à cette époque, existait la conviction qui émane de la lecture de la page 13 de la brochure «Le Destour et la France» le parti socialiste français devait vous sembler bien disposé en votre faveur. Il eut été de la suprême imprudence d’afficher comme en 1933 que la politique de collaboration avait entièrement fait faillite, et pour vous assurer l’appui de ce parti, vous avez brûlé ce que vous aviez adoré. Mais nous, qui savons aujourd’hui que le parti socialiste vous a abandonnés, constatans tout d’abord qu’il s’agit de revendications minima, ce qui implique naturellement l’existence des revendications maxima et ces revendications maxima sont inscrites en toutes lettres dans la Charte du Parti, que vous n’avez jamais répudiées.

R. — Ces revendications ont été établies en 1936 au retour de Bordj Lebœuf.

D — Eh bien, parlons un peu de Bordj Lebœuf ! Pour quelles toisons y cavez vous été déportés ?

R — Je n’ai fait partie que de la 2ème Fournée et voici la suite des événements. En 1934, le 3 septembre à la suite de l’agitation provoquée par les nombreuses tournées que nous organisions pour combattre les vieux destouriens dans des réunions qui amenaient parfois des discussions violentes, le Docteur Materi, les deux Bourguiba, Habib et M’Hamed, Youssef Rouissi, Sadok Ouardani et quelques autres étaient envoyés dans le Sud et le même jour un arrêté de dissolution supprimait nos journaux et fermait plusieurs locaux du parti. Des manifestations eurent lieu alors le lendemain eurent lieu des manifestations pacifiques à la Résidence et à la Marsa, et une délégation composée de vieux et jeunes destouriens fut reçue par son Altesse le Bey pour solliciter la libération des déportés. S.A. Le Bey après entente avec la Résidence nous avait fait dire par son Pre­mier Ministre que le retour des déportés aurait lieu incessamment.

D. — Nous avons relevé à la cote 17 du Dossier Bourguiba (dossier «provocations»), l’entrefilet suivant « Lors d’une tournée de Bourguiba à Moknine le 11 Février 1938, le chanteur Aiouni de Ouardanine avait improvisé une chanson, en rappelant l’exil des Chefs Destouriens et en parlant de l’échec qu’ont eu Tahar Sfar et Bahri Guiga à l’audience que Son Altesse le Bey leur avait accordée pour l’entretenir des déportés ». Cette chanson semble vous ridiculiser et mettre en doute votre affirmation relative à la promesse du Bey.

R. — Il est certain qu’un grand nombre de militants ne nous ont jamais pardonné d’avoir organisé le lendemain, et après avoir été revus par le Résident Peyrouton, qui nous l’avait demandé, une tournée dans l’intérieur. Ils nous ont dit que si le Bey avait réellement fait cette promesse nous n’avions pas à nous déranger. Cependant je peux affirmer que cette promesse a bien été faite publiquement par l’intermédiaire du Préfet du Palais et la presse en avait parlé.

Ne voyant pas revenir les déportés, l’agitation a gagné le Sahel, Moknine, Téboulba, Mahdia, Monastir, etc… et c’est dans le but de la calmer que le Résident nous demandait de faire cette tournée. Le calme revint après notre pas­sage et Tahar Sfar et moi fûmes félicités par M. Peyrouton qui publiait même mon communiqué annonçant le retour probable d’une partie des déportés pour octobre, par fournées, à condition évidemment que le calme persiste. Ce communiqué ne donne aucune satisfaction aux militants el comme, d’autre part Tahar Sfar et moi étions brûlés, il nous fut impossible malgré tous nos efforts d’empêcher le parti de continuer une politique de résistance passive, caractérisée notamment par des grèves. C’est ce qui amenait M. Peyrouton à revenir sur sa promesse et, à la suite de divers incidents comme celui de la mosquée où S.A. Le Bey fut mis en cause – à notre corps défendant – une deuxième fournée comprenant Tahar Sfar et moi, Hédi Chaker, Bougatfa, Salah Ben Youssef etc… fut envoyée dans le Sud. Et cependant Tahar Sfar était envoyé à Zarzis et moi à Médenine, ce qui prouvait bien que cette répression était édulcorée. Je tiens également à faire remarquer que, tant en 1931 qu’en 1932, des destouriens avaient été poursuivis devant les Tribunaux et que ni Tahar Sfar ni moi n’avions été inquiétés, car nous étions connus déjà comme éléments modérateurs. Après notre départ pour le Sud, l’agitation continuant, nous fûmes tous rassemblés à Bords Lebœuf.

D. — Etant à Bordj Lebœuf vous et certains de vos camarades, n’avez-vous pas fait acte de soumission ?

R. — Tant que nous avons été ensemble, je me rappelle que nous avions écrit à M. Peyrouton et au Général qui était venu nous voir à Bordj Lebœuf, disant que nous n’avions jamais fait d’agitation contre la France et que nous protestions d’être des agents d’une puissance étrangère. Dans ces lettres je suis presque sûr que la question de notre libération future ne s’est pas posée.

Nous n’avons fait aucune promesse au Gouvernement.

D. — Nous possédons au dossier ces deux lettres en voici les textes «Bordj Lebœuf le 15 Avril 1935. A Monsieur le Général Commandant Supérieur des Troupes de Tunisie, Ministre de la Guerre de Son Altesse le Bey. Monsieur le Ministre — Nous avons l’honneur de vous informer que nous avons été profondément peinés des reproches que vous nous avez adressés lors de votre visite à Bordj Lebœuf et que nous pensons sincèrement ne pas mériter — Dans aucun moment de notre activité politique nous n’avons été inspirés par des sentiments de haine ou d’inimitié à l’égard de la Fronce à laquelle nous rattachent au contraire de nombreux liens d’ordre moral et politique. Notamment en ce qui concerne les incidents pénibles de la région de Médenine, nous déclarons formellement n’y avoir eu aucune participation directe ou indirecte. D’ailleurs durant tout notre séjour dans les territoires militaires, nous nous sommes tenus à une stricte réserve avec les habitants de ces territoires. A aucun moment non plus, nous n’avons été en contact avec une puissance étrangère quelconque, l’idée même d’un pareil contact n’a jamais effleuré notre esprit et c’est à la France que nous nous sommes toujours adressés pour faire aboutir nos revendications. Quant aux événements qui se sont déroulés en Tunisie depuis le 3 Septembre dernier, ils ont été dans la dépendance de circonstances spéciales et locales. Il ne reste plus que la forme de notre activité antérieure aux mesures du 3 Septembre. Mais cette activité elle-même qui n’avait d’ailleurs aucun caractère d’agitation anti-française, devait dans notre esprit se modérer, tant à cause des satisfactions d’ordre économique et administratif que nous espérions obtenir et dont certaines viennent d’être réalisées par M. le Résident Général Peyrouton, qu’à cause de la tension internationale qui commençait alors à se produire. Aussi, pour toutes ces raisons avons-nous toujours considéré et considérons-nous encore que notre différend avec le gouvernement n’est qu’un regrettable malentendu que nous désirons ardemment voir s’aplanir. Ce désir est d’autant plus sincère que les mesures qui nous ont frappés, outre qu’elles n’ont pas modifié nos sentiments à l’égard de la France, n’ont créé en nous aucun ressentiment à l’égard de la personne de M. Le Résident Général et n’ont nullement entamé notre attachement à son Altesse le Bey. Nous avons l’honneur de vous prier Monsieur le Ministre, de vouloir agréer nos sentiments les plus respectueux ».

Suivent seize signatures, dont la vôtre.

R. — Cette lettre que vous me montrez est de l’écriture de Materi et je reconnais formellement ma signature.

D. — Et voici la deuxième lettre

« Bordj Lebœuf le 10 Juillet 1935. — A Monsieur le Résident Général de la République Française en Tunisie, Gouverneur Général des Colonies.

Monsieur le Résident Général.

Nous avons l’honneur de porter à votre haute connaissance que M. Le Capitaine Mathieu, Commandant le cercle de Bordj Lebœuf, nous a donné communication du décret beylical daté du 1er Juillet 1935 –La lecture de ce décret nous a péniblement surpris, car sa promulgation semble indiquer que le Gouvernement conserve à notre égard une méfiance que nous avons cru dissiper à la suite de la déclaration que nous avions adressée à M. Le Général Commandant Supérieur des Troupes de Tunisie, et dans laquelle nous exprimions nos sentiments à l’égard de la France, de S.A. Le Bey et de M. Le Résident Général. Reprenant de plus fort l’esprit de cette déclaration, nous assurons le Gouvernement de nos sentiments éminemment pacifiques et nous affirmons que nous n’avons aucunement l’intention après notre retour dans nos foyers de faire ou de provoquer la moindre agitation. Désirant voir notre pays vivre dans le calme et la prospérité, il ne nous viendra jamais à l’esprit de susciter des difficultés quelconques au Gouvernement, ou moment où M. Le Résident Général est en train de réaliser l’œuvre de redressement économique et administratif nécessité par la gravité de l’heure. Telles sont les assurances que nous donnons en toute bonne foi. Que si M. Le Résident Général ne juge pas ces assurances suffisantes, les quatre premiers signataires de ce document qui se considèrent parmi- les chefs responsables, se permettent de lui demander l’autorisation de quitter le territoire Tunisien en le priant de bien vouloir reporter toute son indulgence sur les militants.

Veuillez agréer, M. le Résident Général l’expression de nos sentiments profondément respectueux.

Suivent seize signatures, dont la vôtre.

R. — C’est le Docteur Materi qui a encore écrit cette lettre que vous me montrez et j’y reconnais ma signature.

D. — Nous discuterons au prochain interrogatoire les termes de ces deux lettres, mais d’ores et déjà, je tiens à remarquer que les quatre militants qui s’offraient ainsi en holocauste le 10 Juillet 1935, étaient Materi, Tahar Sfar, vous et Salah Ben youssef. Le futur dictateur Bourguiba n’avait pas jugé utile probablement d’envisager de quitter sa belle Tunisie.

R. — Si Bourguiba n’a pas été inscrit, et je me souviens que nous nous sommes demandés entre nous, ceux qui voulaient se sacrifier, c’est que probablement il n’a pas voulu être parmi ceux-là.

S. 1. — Je n’ai rien à ajouter pour le moment.

Mentionnons qu’en raison de l’heure tardive nous renvoyons la suite de l’interrogatoire au Samedi 31 Décembre 1938 à 9 heures. Lu persiste et signe avec nous et le Greffier. Signé Lagarde, Bahri Guigua et de Guérin.

En ce jour trente et un Décembre mil neuf cent trente huit à 9 heures étant comme ci-dessus, continuons l’interrogatoire de l’inculpé Bahri Ben Hamouda Guiga, comme il suit, celui-ci étant assisté de Maître Hassen Guellaty, les autres défenseurs ne s’étant pas présentés.

D. — Il résulte du résumé de l’interrogatoire d’hier que la Charte de votre Parti ne tient aucun compte de l’existence de la France en Tunisie, qu’elle constate que la politique de collaboration a entièrement fait faillite et enfin qu’elle oublie le régime des capitulations. D’autre part nous vous avons lu les deux lettres écrites quand vous étiez à Bordj Lebœuf où nous relevons des phrases dans ce genre-là :

Nous affirmons que nous n’avons aucunement l’intention après notre retour dans nos foyers de faire ou de provoquer la moindre agitation… Il ne nous viendra jamais à l’esprit de susciter des difficultés quelconques au Gouvernement au moment où M. le Résident Général est en train de réaliser l’œuvre de redressement économique et administratif nécessité par la gravité de l’heure ».

C’était une soumission ?

R. — Cette lettre exprimait exactement le sentiment, dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, puisque avec trois de mes camarades je m’offrais à subir l’exil loin de la Tunisie. Avant d’écrire cette lettre nous pouvions penser que le Résident Général s’étant rendu compte que le calme était revenu en Tunisie, ayant envisagé que mon action et celle de Tahar Sfar avaient amené un certain apaisement, n’aurait pas prolongé notre détention à Bordj Lebœuf, le décret prévoyant une année initiale, et choque décret prévoyant une année de prolongation. Si donc nous avons écrit cette lettre, c’est pour prouver que nous étions disposés à quitter la Tunisie, nous les chefs du Mouvement, si le Résident ne tolérait plus notre présence.

S.I, — Nous n’avions pas évidement compris dans cet holocauste tous ceux que nous considérons comme chefs, et parmi lesquels, en plus de nous quatre nous comptions Habib Bourguiba, son frère M’Hamed et Mohieddine Klibi, ce qui faisait sept en tout.

D. — Y a t-il une réponse à la lettre du 10 Juillet ?

R. — Aucune réponse écrite, mais M. Carrère, Contrôleur Civil Adjoint de M. Bertholle, est venu nous trouver à Bordj Lebœuf de la part de M. Peyrouton en nous faisant savoir que notre suggestion avait été retenue mais qu’il y aurait sept exilés au lieu de quatre.

D. — Evidemment le Résident n’est pas tombé dans le panneau, car si de votre côté personnel, vous aviez envisagé votre exil, au cas où le Résident aurait estimé votre présence nuisible en Tunisie, il avait dû constater que Habib Bourguiba et Mohieddine Klibi, tous deux chefs actifs de propagande, s’étaient bien gardés de s’offrir au couteau dur sacrificateur et il était facile de deviner qu’ils profiteraient de cet état de choses pour recommencer leur agitation, ceci d’autant plus facilement que Materi, Tahar Sfar et vous, éléments modérateurs, dites-vous, auraient laissé le terrain libre.

R. — C’est bien en effet ce qui s’est passé.

D. — Cependant aucune mesure d’exécution n’a suivi ?

R. — Non, jusqu’à l’arrivée de M. Guillon. Cependant vers Février 1936, à ce que je crois, le Capitaine Mathieu a fait appeler Materi, lui a soumis une liste de points à accepter par nous, et Materi, en résumant ces points sans nous les foire connaître individuellement, et sous la forme d’un principe général, nous a expliqué qu’on nous demandait d’être pieds et poings liés pour obtenir, en échange, notre libération dans les 48 heures; en cas de refus, on envisageait notre envoi dons des lieux très éloignés.

S.I. –Je ne puis vous citer aucun point spécial, car n’ayant pas accepté le principe, nous n’avons pas discuté les détails. J’ai été appelé par le Capitaine Mathieu avec Tahar Sfar et Ben Youssef et il nous a demandé si nous étions du même avis que Materi qui avait refusé la proposition. Nous avons répondu affirmativement, confirmant la position de Materi. Personnellement c’était la première fois que je le Capitaine qui s’entretenait surtout avec Materi et Bourguiba.

D — Ainsi donc, vous n’avez été libérés que ‘ors de l’arrivée de M,. Guillon et à ce sujet la Résidence a publié le communiqué ci-après « Le Résident général a revu à Gabès et à Djerba les huit interdits qui s’y trouvaient. Il leur a rappelé les conditions dans lesquelles il avait pris vis ­à-vis et des autres interdits une mesure de clémence dans le but d’apaisement. Il leur a indiqué qu’il ne tolérait aucune agitation, celle-ci ne pouvant qu’être contraire à la politique d’association qu’il entend poursuivre dans les conditions qu’il a eu déjà l’occasion d’exposer à différentes reprises, politique ne s’inspirant que d’un souci d’intérêt général, se proposant de combattre la misère, la maladie et l’ignorance dans la collaboration loyale de toutes les bonnes volontés et en assurant fermement le respect des bases mêmes du Protectorat, c’est-à-dire les droits de la France Protectrice, les droits de son Altesse le Bey, les uns et les autres s’exerçant pour travailler à la prospérité de la Tunisie, au bien-être des Populations ». Nous relevons dans ce communiqué les précieuses indications «Aucune agitation ne sera tolérée», et six mois plus tard, c’était le renouveau de l’agitation qui débutait grâce au Destour dans toute la Tunisie. A aucun moment il n’est question du parlement Tunisien, mais du respect des droits de la France Protectrice — à aucun moment il n’est question d’une collaboration avec le destour, mais « d’une politique d’association avec toutes les bonnes volontés ». Et alors très habilement le chef du Destour qui ne voulait pas renoncer à lâcher l’appui de la Résidence, à la compromettre en quelque sorte malgré elle, a résumé ainsi sa position et celle de ses amis « Les intéressés ont affirmé qu’ils n’avaient jamais combattu le principe du Protectorat, que leur activité politique n’avait et ne saurait avoir aucun caractère d’agitation, qu’ils avaient toujours demandé, avec un total désintéressement un régime de Justice et de Liberté de plus en plus large et une politique d’association véritable avec la Nation Protectrice. Ils ont ajouté qu’ils mettaient leur confiance entière dans le représentant de la France pour poursuivre une politique libérale et humaine ne s’inspirant que d’un souci d’intérêt général et qu’ils étaient prêts à apporter leur contribution à une telle œuvre. Ils ont demandé enfin à M. Le Résident Général de leur faire confiance, en l’assurant qu’il n’aurait jamais à le regretter.

Signé Docteur Materi ».

Nous allons voir maintenant la façon dont vous avez exécuté vos promesses car je vous rappelle que dans le communiqué Résidentiel, il était impossible de lire l’acceptation de votre Charte du Parti, qui restait toujours le pivot de votre action politique.

S.I. — Lors de la réunion du 10 juin 1936 chez le Doc­teur Materi, j’étais membre du Bureau Politique car le Destour existait toujours à nos yeux, tout au moins par une tolérance de fait, et chacun de nous avait conservé ses fonctions. A la suite de cette réunion le Conseil National du Parti Libéral Constitutionnaliste Tunisien établissait un cahier de revendications minima que nous remettions à M. Le Résident Guillon.

D. — Puisque vous intitulez votre travail «revendications minima» voulez-vous nous expliquer quelles étaient vos revendications maxima à cette époque ?

R. — Le suffrage Universel.

S.l. — Le Parlement Tunisien qui ne figurait pas aux revendications minima n’a jamais été considéré par moi comme une revendication même maxima car aussi bien en 1936 que maintenant j’estime que ce parlement Tunisien est irréalisable.

D. — Et c’est cependant au nom de ce Parlement Tunisien, dont le titre figurait sur des banderoles, que des milliers de destouriens ont manifesté en avril 1938, et que quelques dizaines en sont morts.

Et que pensez-vous de l’émancipation inscrite dans votre Charte ?

R. — Emancipation n’a jamais voulu dire indépendance et j’ai soutenu cette idée avec des amis.

D. — Quelle différence établissez-vous alors, entre « Emancipation, Indépendance et Libération ?»

R. — Quand on emploie le mot «Indépendance», cela signifie sans aucun doute que l’on envisage un pays absolument maître chez lui, sans ingérence étrangère d’aucune sorte, tant dans les relations intérieures que dans les relations de politique extérieure. Quand on emploie le mot «Emancipation», cela signifie un mieux-être social, économique et même moral, réalisé par une catégorie de citoyens dans un cadre constituant une entité nationale.

D. — Je ne vois guère l’application de votre définition, ni dans l’émancipation d’un mineur qui le libère en droit, complètement de la tutelle, ni dans l’émancipation de l’esclavage votée par la révolution Française, qui, en politique o libéré complètement les noirs, les rendant égaux aux citoyens français.

R. — Dans les deux cas l’émancipation ne détache pas l’esclave des lois organiques du pays auquel il appartient ; le mineur qui ne peut pas l’être à n’importe quel âge, n’est pas affranchi des liens d’affection de solidarité familiale, auxquels il demeure courris

D. — Que pensez-vous maintenant de la libération e1 qu’avez-vous voulu dire dans la Charte du Parti en ecrivant « Notre action politique est d’assurer la libération du peuple Tunisien » ?

R. — D’après ce que j’ai compris, la libération, ce serait la tendance pour le Tunisien d’avoir un régime de liberté qui puisse lui permettre dans le cadre des traités, de se considérer l’égal du Fronçais en Tunisie.

D. — Vous en revenez toujours «à votre tarte à la crème», car dans la Charte du Parti je vous ai déjà signalé qu’il n’y avait aucun terme faisant allusion aux français et que le mot «France» n’y est mime pas imprimé.

R. — Je n’ai pas assisté à la rédaction de ladite Char­te parce que n’étant pas encore Destourien.

D. — Vous n’avez rien fait pour la modifier étant destourien, et d’autre part, cette Charte qui a été déclarée en Octobre 1937, représentait la Charte du Néo-Destour.

R. — Combattus comme nous l’étions par le Vieux-­Destour, tout ce que nous pouvions faire c’était de lui donner une interprétation moins radicale.

Mentionnons qu’en raison de l’heure tardive, nous renvoyons l’interrogatoire à cet après-midi à 14 heures 30.

Lu persiste et signe avec nous et le Greffier.

Signé LAGARDE, Bahri GUIGA et DE GUERIN.

En ce même jour trente et un décembre 1938 à 14 heures 30 assisté de l’Adjudant Commis-Greffier MARTIN, reprenons l’interrogatoire de l’inculpé, son défenseur Maître Guellaty étant présent.

D. — VOUS avez défini, ce matin, la différence entre l’indépendance, l’émancipation et la libération.

Le Néo-Destour a-t-il envisagé l’indépendance dans sa doctrine ?

R. — Non, à aucun moment et notamment en 1936, le Néo-Destour n’a envisagé l’indépendance de la Tunisie.

D. — Comment expliquez-vous alors le passage de la lettre du 23 Novembre 1936 de Hédi NOUIRA à Habib BOURGUIBA, lettre dont il a été question avant-hier, et dans laquelle nous lisons « Guiga aurait déclaré à Meheddebi que le Parti abandonnerait l’idée d’indépendance pour n’adopter dans toutes ses revendications que le retour aux principes du Protectorat. Cette «reculade » serait confirmée par l’interview donnée par Materi après votre retour de France, au rédacteur du «Petit Matin». Cette lettre prouverait bien que pendant tout le cours de l’année 1936 ou tout au moins depuis le retour de Bordj Lebœuf, le Parti Néo-Destour avait repris l’idée d’indépendance puisque Nouira écrit que le Parti abandonnerait l’idée d’indépendance, et que l’on n’abandonne pas ce que l’on ne s’est pas approprié ?

R. — J’ignorais cette lettre elle fait état d’une conversation que j’ai eue avec Meheddebi, en juillet ou en Août 1936 et je puis dire que depuis ce retour de Bordj Lebœuf à cette conversation, cette idée d’indépendance n’avait jamais été discutée devant moi.

D. — Comment expliquez-vous alors le résumé d’une conversation qui figure a votre dossier à la cote 30 et qui commence ainsi «D’une conversation que nous avons eue avec M.B. Mheddebi, celui-ci rapporte que Bahri Guiga lui a déclaré que le parti aurait écarté de son programme ainsi que de son idéologie l’idée de l’indépendance, se son tentant de réclamer un simple retour à l’esprit du Protectorat » ?

R. — Le mot abandon ne signifie pas qu’on ait envisagé et inscrit dans le programme du parti l’idée d’indépendance mois qu’on renonce à intégrer cette idée dans le programme.

D. — Il est regrettable que ce résumé de conversation (cote 30) indique par la lecture de la première page que cette idée d’indépendance faisait bien partie du programme du Destour et que nous lisons en deuxième page cette phrase de Nouira « Le peuple a accepté l’idée d’indépendance, celle-ci est bien assise dans son esprit».

R. — Cette idée d’indépendance, si elle est ancrée dans l’esprit du peuple, c’est le vieux-destour qui en est responsable car lui, bien plus que nous a réussi à lancer cette idée dans le peuple.

D. — Il est regrettable que la lettre continue ainsi

« Bien plus, c’est grâce à l’adoption par nous de l’idée d’indépendance que notre parti a obtenu le triomphe que l’on sait. Les troupes de jeunes ont déserté les rangs «des Vieux» justement parce que ces derniers n’exprimaient pas jusqu’au bout, les aspirations des masses qui n’ont fait aucune entrave au triomphe de l’idée d’indépendance exprimée par nous ».

Il est donc inutile de continuer à nier cette idée d’indépendance qui crève les yeux, quand on lit attentivement votre Charte du parti. Après cette «reculade», vous avez déclaré avant-hier qu’elle exprimait votre véritable pensée et que vous aviez donné une interview à «Tunis-Soir» dans laquelle vous disiez que vous aimiez la Fronce et que cette interview était l’expression sincère de votre pensée. Et cependant le douze décembre 1936, Bourguiba écrivait

«Quand à cette interview de Guiga et de Materi, il parait qu’on leur a fait dire un peu plus que ce qu’ils avaient dit, mois il aurait été très délicat pour eux de démentir».

R. — Cette interview vise celle de Materi, dans le «Pe­tit Matin» et non celle de «Tunis-Soir» que j’ai donnée.

D. — En décembre 1936 quelle était donc votre situa – fion exacte au point de vue politique ? Etiez-vous partisan de l’indépendance ou de la politique d’association ou de la politique ce collaboration ?

Notons que l’inculpé est incapable de nous expliquer la différence qui sépare ces deux dernières politiques.

S. I. — En décembre 1936 j’étais collaborationniste.

D. — II est bien regrettable que dans cette lettre du 12 décembre 1936, Bourguiba écrive « Je suis ennuyé de l’état d’esprit de Meheddebi qui continue à accuser Guiga et Materi de revirement ou de régression. Ça ne peut que jeter le trouble dans les esprits des jeunes. Il sait très bien tout le mal que je me suis donné et que je continue à me donner pour faire sortir le parti de l’ornière «collaborationniste» ou «réformiste», que mes idées personnelles peuvent ne pas coïncider exactement avec celles de certains de mes collègues, mais dans l’ensemble, l’harmonie existe».

Ceci prouve que le parti n’était ni collaborationniste ni réformiste et qu’il ne lui restait, par conséquent que le troisième point. Et la preuve de cet accord nous la trouvons dans une lettre du 23 décembre 1936 adressée par le même à Nouira, où en première page il écrit «Jeudi réunion du Bureau Politique pour prendre une décision sur le projet de déclaration avec le parti frontiste»…. et à la page 4 «pour le projet de déclaration le parti frontiste accepterait-il de voir remplacer le mot «émancipation » par le mot « indépendance » ?

R. — Si à la réunion du Bureau Politique, cette question de substitution a été posée, j’ai dû la combattre. Je ne me rappelle pas quels étaient ceux du Bureau Politique partisans du mot « émancipation » et ceux partisans du mot « indépendance ».

D. — Le 28 Décembre 1936 Hédi Nouira répond à Bourguiba « Au sujet du projet de déclaration avec le parti frontiste, il est nécessaire que vous me soumettiez par écrit les points sur lesquels vous voulez insister. Toutefois il est possible de remplacer le mot «émancipation» par le mot «indépendance» et le 24 décembre 1936 Bourguiba écrivait à Nouira «Quand au mot «émancipation complète», si tu peux ne pas lui substituer «indépendance» ça ne fait rien, Avec l’épithète «complète» nous sommes en droit de l’interpréter comme une émancipation dans tous les domaines économique, social et politique, ce qui revient à l’indépendance. Il est clair qu’un peuple qui n’est pas maître de ses destinées n’a pas une «émancipation complète». Nous ménagerons ainsi l’avenir et nous ne gênerons pas les générations futures quand elles réclameront l’indépendance totale et immédiate. La continuité est assurée et rien n’empêchera les futurs Chefs du mouvement d’exploiter les événements futurs — que nous ne pouvons pas prévoir — pour arracher définitivement la patrie à la domination étrangère qui avilit et dégrade non seulement les vaincus mais surtout les oppresseurs.

Et nous voyons dans le Numéro de «l’Action Tunisienne» de la veille, 23 décembre 1936, N° 180 en l ère page et en Sème colonne, cette déclaration du même Habib Bourguiba «Oui, l’émancipation du peuple Tunisien se fait sous nos yeux, nul ne peut le nier. Nous voulons qu’elle se fasse avec la France et par la France, sinon elle se fera quand même mais malgré la Fronce et peut-être contre elle».

A rapprocher ainsi tous les documents, nous voyons la volonté positive, bien arrêtée en décembre 1936, de la part du Secrétaire général, seul qualifié pour représenter le partie, et sons d’ailleurs qu’il ait jamais été désavoué par le Bureau Politique ou le Conseil National, la volonté positive bien arrêtée, disons-nous, d’obtenir par tous les moyens, y compris les moyens illégaux (malgré la France, contre la France), l’indépendance de la Tunisie, c’est-à-dire de modifier le régime actuel du Protectorat dans ce pays par les traités en vigueur. Après la connaissance de pareils documents, il est inutile de continuer à parler de collaboration, de respect du traité, d’indissolubilité des liens communs et autres balivernes dont vous avez été friand dans vos interrogatoires précédents.

Et de plus nous allons voir maintenant comment par les propos tenus en public ou dans des réunions privées, dans des articles de journaux, vous avez en tant que membre du Bureau Politique manifesté le but que vous poursuiviez et ainsi sera établie la résolution d’agir. Nous allons envisager maintenant vos tournées.

R. — Je tiens à faire connaître auparavant qu’il y avait à cette époque, décembre 1936, deux tendances dans le Bureau Politique. La première était représentée par Materi, Tatar Safre et moi, c’était la tendance collaborationniste, l’autre tendance représentée par Bourguiba, Salah Ben Youssef, et Slimane, était une tendance extrémiste.

D. — Le reproche que nous vous adressons c’est juste ment, étant à égalité et disposant même de la voix du Président, vous n’ayez pas protesté contre l’article de l’Action Tunisienne, véritable déclaration de guerre à la France. Vous n’aviez à ce moment aucune directive imposée ou Bureau Politique par un congrès précédent, donc rien ne vous empêchait de modifier l’orientation politique du parti, orientation qui, en raison de cet article non désavoué était nettement extrémiste.

R. — Nous n’avons pu agir ainsi car nous n’avons pas été épaulés per Materi qui était l’homme qui ne voulait pas d’histoires. Nous aurions parlé avec Tahar Sfar, C’eut été la scission et de cela Materi n’en voulait pas, jugeant le moment inopportun.

D. — Le 25 Décembre 1936 vous êtes allé à Djemmal, aux Souassis et à Métameur en compagnie de Ben Youssef Le 1er Janvier vous êtes allé à Kairouan avec Ben Slimane et vous avez en qualité de Président de la réunion dit que l’action politique du destourien doit tendre vers une invincible marche vers la libération de la Patrie (N°183 de l’Action Tunisienne). Le 15 janvier vous étiez à Ras Djebel et vous avez fait ressortir l’ampleur du mouvement destourien. Le 11 Avril vous étiez à Bizerte avec Tahar Sfar, Ben Youssef et Slimane pour commémorer la journée historique du 5 Avril 1922. Nous remarquons dans le N° 198 de l’Action Tunisienne qui parle de cette réunion qu’il y est question de la maturité politique du peuple Tunisien. Le 13 vous étiez à Menzel Bou Zelfa en compagnie de Materi, Slimane, Ben Youssef, Boussofaro et Bourguiba Habib. Ce dernier o prononcé un discours dans lequel nous relevons les phrases suivantes «Vous savez le but que nous poursuivons tous… » Mais au fait pouvez-vous me dire ce but ?

R. — La collaboration.

D. — Je suis persuadé que non, car Bourguiba continue «Mais vous savez également qu’on ne peut y parvenir d’un seul coup (il n’est certainement pas question de collaboration). La grande réforme qu’attend le peuple et qui viendra inéluctablement est celle qui mettra ses vrais représentants à même de faire eux-mêmes, les réformes dont il a besoin… Ce n’est pas avec des avions et des tanks que les peuples opprimés ont conquis leur indépendance, mois avec de la ténacité, de la discipline et de la foi». Ce discours est très net, il est question d’indépendance, qu’avez-vous répondu ?

L’inculpé ne répond pas.

D. — Le 22 Août vous assistez à l’inauguration du local de la section de Sousse où Bourguiba commence discrètement sa petite manœuvre de chantage sur l’appui de la Tunisie à la France en cas de conflits extérieurs.

Qu’avez-vous répondu ?

R. — Je n’ai rien dit.

D. — Nous avons fini avec nos tournées. Au prochain interrogatoire nous envisagerons vos articles de journaux et vos écrits personnels. Mentionnons qu’en raison de l’heure tardive nous renvoyons l’interrogatoire à après-demain, lundi 2 Janvier 1939 à 9 heures.

S.I. — Je n’ai rien à ajouter.

Lu, persiste et signe avec nous et le Greffier. Signé Martin, Bahri Guiga, De Guerin.

En ce jour deux janvier mil neuf cent trente neuf, assisté de l’Adjudant Commis Greffier Lagarde, avons continué l’interrogatoire de l’inculpé Bahri Ben Hamouda Guiga, assisté de son défenseur Maître Youssef Guellaty, les autres avocats ne s’étant pas présentés.

D. — De l’ensemble du dernier interrogatoire, il résulte que nous sommes maintenant bien fixés sur les buts du Néo-Destour indépendance camouflée sous le vocable « émancipation totale et complète», preuve apportée par les lettres de Bourguiba. Vous avez déclaré faire partie d’une minorité, mais pour des raisons qui nous échappent, cette minorité n’a pas fait grand chose et en tout cas elle ne s’est révélée à nos yeux, ni par des démentis des affirmations de Bourguiba ou des buts d’indépendance de votre Charte, ni également par des interventions oratoires de votre part, lors des réunions auxquelles vous avez assisté.

Nous allons voir maintenant vos articles.

S.I. — Quoique mon nom figure sur «l’Action Tunisienne» du premier au dernier numéro comme administrateur, en réalité à partir des tout premiers numéros, et en raison de ce qu’il eut été peu pratique d’avoir deux comptabilités, celle du parti et celle du journal, il avait été décidé que la comptabilité de « l’ Action Tunisienne » serait englobée dans la comptabilité du parti, tenue par Salah Ben Youssef, à la poste je n’ai jamais eu de procuration pour encaisser au nom de l’Action Tunisienne et je ne me suis jamais occupé de versement ou d’encaissement pour ce journal.

D. — Pourquoi donc, vous n’étiez ainsi que pour copie conforme avez-vous accepté que votre nom soit inscrit sons arrêt comme administrateur dudit journal ?

R. — Je devais être administrateur au début pour les raisons que je vous ai indiquées tria fonction a cessé d’exister, j’ai demandé une ou deux fois ace l’on me supprime de la manchette.

S I. — Cette demande n’a pas été adressée au Bureau Politique mais à l’imprimerie du Journal, et d’ailleurs je ne me souviens plus à qui. Par la suite j’ai laissé faire, car j’ai eu peur, si mon nom venait de disparaître de la manchette, que l’on puisse croire ou qu’il y avait une scission dans le parti ou que j’avais été mis à la porte.

D. — Dans le premier article de vous qui o suivi l’article de Décembre 1936 de Bourguiba, l’article que nous considérons comme Ici déclaration de guerre à la France, c’est l’article qui figure au numéro 194 du 18 Mars 1937 et intitulé «Les massacres de Metlaoui et de M’Dillah ».

S.I. — J’ai été l’avocat des deux destouriens, dont j’a, oublié le nom, impliqués dans l’affaire de Metlaoui. Je n’ai pas plaidé pour l’affaire de M’Dillah. Ces deux affaires Laient d’origine syndicaliste et non destourienne.

D. — Votre article débute par une cantate pour les en­fants de la Tunisie « tombés au champ d’honneur de Metlaoui et de M’Dillah ». Pourquoi donc vous occupez-vous des syndicalistes étant donné le nombre infime de destouriens poursuivis, deux, dites-vous, à moins que le Destour ne s’oc­cupe déjà de la question syndicaliste ou de la CGTT ?

R. — En Mars 1937 je puis dire qu’à ma connaissance, le parti néo-destourien ne s’occupait ni du syndicalisme, ni de la CGTT.

D. — Dans cet article je relève la phrase « Les grévis­tes … n’avaient nullement essaye de s emparer des armes inutilisables entreposées dans les magasins ».

Les rapports fournis à l’époque indiquent nettement le contraire et l’on comprendrait mal par ailleurs que l’Etat entrepose et garde jalousement des armes inutilisables, comme vous l’avez écrit.

R. — Il a été dit ou cours du procès que ces armes n’é­taient pas prêtes à servir par suite de l’absence d’une pièce indispensable.

D. — Il est absolument certain que cette pièce indis­pensable devait faire partie d’un lot voisin et qu’il eut été facile aux grévistes de s’en emparer et de rendre ainsi les armes utilisables. D’autre part nous relevons dans cet arti­cle la phrase « Avec une unanimité touchante, la presse française bien pensante, dominée par la rapacité et les com­plexes de la possession sordide a qualifié le fait de « regret­table malentendu ».

R. — Il est résulté en effet de l’audience que c’était un regrettable malentendu.

D. — Ce qui n’empêche que vous jetez les hauts cris quand cette presse bien pensante (Dépêche Tunisienne -­La Presse) avait vu juste, alors que vous vous obstiniez comme d’habitude d’ailleurs à parler de provocation, et que c’est en grosses capitales I « assez de provocation » que ce numéro 194 attire l’attention des lecteurs en l ère page. Et nous voyons à la suite, le télégramme d’ « El Ouma » protestant « contre cette intolérable provocation fasciste obstinée à creuser un fossé entre le gouvernement « front populaire » et le peuple Tunisien », croyez-vous que de pa­reils articles étaient de nature à faire faciliter la tâche du

Front Populaire », dont vous vous déclariez l’ami et le soutien à tout bout de champ, alors que vous représentez comme intolérable provocation ce que l’on a reconnu plus tard n’être qu’un malentendu ?

R. — Dans l’atmosphère de l’époque, la nouvelle poli­tique syndicale du Gouvernement rencontrait une forte op­position dans les milieux des compagnies, les incidents de Metlaoui avaient été exploités par les uns pour soutenir que les compagnies privées ne voulaient pas entendre parler de lois sociales, par les compagnies, comme la conséquence iné­luctable de l’application des lois sociales du gouvernement. Il est certain qu’à ce moment-là, notre position était beau­coup plus prés de celle du gouvernement, décidé à appli­quer ses lois sociales, que celle des compagnies, résolues peut-être ales combattre. Quant au télégramme d’ « El Ouma », il venait d’une organisation intégrée à ce moment-là au « rassemblement populaire », à ma connaissance.

D. — C’est une profonde erreur, car nous avons au dos­sier du P.P.A. des lettres de réclamations de Si Djilani et de Messali Hadj, se demandant pour quelles raisons ils n’ont pas été invités à défiler.

D’ailleurs, ils ont défilé quand même en queue du cor­tège car on ne pouvait décemment provoquer des incidents devant leur obstination.

Dans le N° 197 du 8 Avril 1937, dons l’article de ]ère page « Malaise », signé par vous, nous relevons la phrase « Nous sommes quelques-uns à savoir ce qu’il y a derrière toutes ces provocations le plan infernal exécuté par nos ennemis de toujours ».

Quels sont ces quelques-uns à savoir ?

R. — Tous ceux qui allant à la Résidence savaient qu’il y avait une catégorie de français décidés à faire échec à la politique du Résident Général.

S. 1. — Les engagements solennellement pris par les res­ponsables du pouvoir et dont il est question dans cet arti­cle visent ceux de M. Vienot dans son discours du 1 et Mars 1937 à Tunis.

D. — Dans le N° 217 du 9 septembre 1937 vous écri­vez; « L’homme de la rue commence à se demander si la Fronce « incapable de réagir devant l’Allemagne et l’Italie » ne réserve ses grands mots et ses grands coups que pour une faible population de deux millions d’hommes », c’est peu flatteur pour la France.

R. — Cet entrefilet vise M. Gaudiani qui a toujours soutenu que la France et sa personne ne faisaient qu’un.

D. — Est-ce également M. Gaudiani que vous visiez dans les lignes suivantes du même article « Pourquoi omet­elle de dire (en ]ère page de lu Dépêche Tunisienne) que les ulémas retirent leur confiance à la Fronce protectrice et ne comptent désormais que sur leur foi et leur activité pro­pre ». Cet entrefilet ne contribue pas à resserrer les liens de la politique dite de « collaboration ».

R. — C’est un article de polémique avec la « Dépê­che ».

D. — Dans le N° 243 du 16 Janvier 1938 sous le titre « une expérience a pris fin », vous écrivez: « Peut-être alors les autorités locales qui prétendent toujours être averties à temps, pourront-elles découvrir les auteurs d’un tract pro­videntiel ou tout au moins prendre sur le fait un seul, oui un seul distributeur de ces « papillons » que l’on dit avoir été affichés et distribués à profusion ».

R. — J’ai plaidé cette affaire (Bizerte) comme avocat, la question des tracts ne s’était pas posée. Mais à la « Dépêche » qui soutenait que ces tracts avaient été affichés et distribués à profusion par les destouriens, je répliquais que dans ce cas il serait facile aux autorités locales d’en indi­quer la provenance ou de saisir un destourien en train d’affi­cher ou de distribuer. Pour moi ces tracts étaient d’origine antifasciste. Nous les avions complètement répudiés.

D. — Il est profondément regrettable qu’au N° 247 du 19 Février 1938 nous trouvions en I ère page et sous le titre « obstination » un article non signé ainsi conçu « … Ca­marade Hadria, nous n’avons pas à désavouer ces tracts, en le faisant nous aurions Voir de nous désolidariser de certains de nos partisans les plus inconscients et les plus exaltés ».

Expliquez-nous la contradiction ? R. – Ce papier n’était pas de moi,

D. — Dans le N° 243 nous lisons toujours dans votre article les lignes suivantes    « C’est dans la mesure où la destinée de la France sera un petit peu la nôtre que nous comprendrons les sacrifices qui nous seront demandés ».

Que voulez-vous dire ?

R. — J’envisageais comme légitime qu’on puisse me demander ce sacrifice, mois en compensation j’appelais un effort d’amélioration de Ici condition du Tunisien.

D. — Dans le N° 244 du 22 Janvier 1938, dans l’arti­cle de tête intitulé « Après la crise ministérielle » et signé de vous nous lisons « Que peut-on attendre de ce gouver­nement (le parti radical est revenu au pouvoir) qui pour ne pas être à l’image réelle du peuple de France n’en est pas moins le gouvernement légal et ré­gulier qui, pour quelques mois au moins va décider souverai­nement en matière de politique coloniale ? Certes devant la résistance acharnée des puissances du mal il ne faudra plus compter que sur soi-même ». Vous lâchez ainsi com­plètement le gouvernement et vous refusez toute votre con­fiance au Ministère Radical.

R. — C’est un cliché socialiste que j’ai pris traduisant par-là que le « Front Populaire » était le seul gouverne­ment représentant la majorité des Français.

D. — Et cependant les socialistes dont vous semblez regretter l’absence dans le sein de ce gouvernement ve­naient à cette époque de vous abandonner froidement.

R. — J’affirmais par ces mots ma sympathie pour un gouvernement de « Front Populaire ».

D. — Dans le N° 247 du 19 Février 1938, dans un ar­ticle de tête intitulé « Encore des déclarations » et signé par vous, vous revenez encore à la charge au sujet de tous les incidents sanglants ou non que vous qualifiez de « Pro­vocation» «Métlaoui, Souk-El-Arba, Béja, Metline, Bizerte _. autant de provocations … Notre Parti a subi depuis quelques mois une petite répression sourde qui s’est soldée par des centaines de procès-verbaux … Il s’agit de savoir si l’esprit du Protectorat, c’est avant tout, le double et constant souci de respecter loyalement la personnalité de l’Etat protégé et d’imposer à ses compatriotes, fonctionnai­res, officiers, colons et compagnies, le sentiment et le désir d’une collaboration effective avec l’élément Tunisien.» Ain­si donc, ce n’est plus aux grandes compagnies que vous vous attaquiez, mais à tous les représentants de la France, qu’ils soient fonctionnaires, colons ou officiers. En quoi ces der­niers avaient-ils manifesté l’horreur d’une collaboration ef­fective avec l’élément Tunisien ?

Notons que l’inculpé après avoir déclaré qu’il s’agissait peut-être des officiers de police judiciaire, reconnaît qu’il ne peut expliquer pourquoi il a mis en cause le corps des officiers.

D. — La raison de votre mise en cause est très simple « Tout ce qui représentait l’autorité a toujours gêné le Néo­Destour et sous prétexte qu’ils n’appliquaient pas les ins­tructions du Résident ou qu’ils les sabotaient volontaire­ment, ce sont des tombeaux d’injures que l’Action Tuni­sienne a déversés sur la gendarmerie de Tunisie composée d’après vous, d’assassins à gages, sur les officiers des ter­ritoires du Sud, bourreaux et tortionnaires, sur les caïds, kahias ou khalifats, car dans le N° 249 du 6 Mars 1938, sous prétexte de vous réjouir d’une réforme du Résident, vous écrivez en ]ère page, sous le titre «Enfin du nouveau!» des phrases dans ce genre    « Enfin il y a quelque chose de nouveau sur cette terre de Tunisie… Les postes de Caïds,

Kahias ou Khalifats ne sont plus des primes à la délation et à la trahison ». Rien d’étonnant après cela que la masse soit prête à refuser l’obéissance aux autorités civiles et mi­litaires que vous traînez dans la boue. Les généraux No­guès et Blanc eux-mêmes n’ont pas échappé à vos insultes et on lit dans un numéro de l’Action Tunisienne, un article qui finit en se demandant pour quelles raisons on n’a pas encore mis en accusation le Général Noguès- Ces accusa­tions n’ont également pas épargné le Résident général car, après avoir loué ses efforts dans les hJ° » 197 et 208 vous déclarez au Numéro 240, en deuxième page « Impressions de séance » « Le Résident est d’ailleurs chez !es privilé­giés et ne connaît les sentiments de la presque totalité des contribuables que par les rapports qui peuvent lui être Bits ». Ce qui est en contradiction avec votre déclaration, que vous le teniez au courant des aspirations du Peuple Tunisien. Dans le N° 241 sous prétexte de le plaindre vous le tournez en ridicule. Dans l’article « Le bilan d’une ses­sion », signé par vous, vous écrivez «I C’était trop beau Lâché par tous ses chefs de service, cet homme attendait seul dans la vaste enceinte des séances plénières, deux heu­res d’horloge durant, le résultat des délibérations qui de­vaient le fixer sur son sort .. ,

;< Que voulez-vous que nous fassions, me confiait un !aune « grand conseiller », après cette séance dramatique sinon recueillir dans notre sein cet homme abandonné de tout et de tous ». Et nous finirons cette évocation p_ r le nappe’ des brouillons trouvés chez-vous,, lors de le perquisi­tion à Paris où (voir le scellé N° 1 cote 33), on a trouvé deux brouillons dans lesquels M. Guillon était traité de ridicule « marionnette », presque depuis son arrivée en Tunisie

D’ailleurs une incompréhension totale nous apparaît pour d’autres hommes politiques. C’est ainsi qu’au N° 248 du 26­2-1938, après avoir parlé dans l’article de tête du Résident réel et du Résident légal, vous semblez faire confiance à M. Sarraut et dans le N’ 249 vous écrivez dans l’article de tête « Le Président Sarraut qui est <« un grand colonial » le comprendra », et l’on voit, comble de surprises, le numéro suivant N » 250 paru huit jours après, imprimer en tête de sa première page et en gros caractères  » M. Sarraut anti­français ! ».

Notons que l’inculpé ne répond pas.

D. — Après avoir ainsi démoli les autorités qui vous géraient, le Néo-Destour en même temps répandait dans la masse des Tunisiens des idées et des affirmations qu’il savait être fausses. Un de vos premiers chevaux de batail­le a été !a question de la naturalisatian. Etes-vous pour ou contre ?

R. — Je suis opposé à la naturalisation et pour plusieurs raisons 1 i – de famille, car il y aura obligatoirement dé­saccord entre le naturalisé et les membres de sa famille qui ne le comprendront plus 2) – de religion — il est certain que celui qui abandonne son statut personnes n’est plus musulman — par « statut » personnel j’entends tout ce qui concerne la famille succession, mariage, puissance pater­nelle — échappe aux lois du Coran applicables en cette ma­tière, il cesse d’être musulman.

S.I. — Le Néo-Destour n’est pas un parti basé sur le Coran.

$.I. — J’avoue que le serment que nous prêtons tous pour être destouriens est basé sur le Coran, ou plutôt sur la croyance en Dieu.

S.l. — Je n’admettrai jamais qu’une personne qui s’est soustraite aux lois du Coran, fasse partie du Néo-Destour. D’ailleurs la question ne s’est jamais posée.

D. — Elle s’est posée et se pose pour Habib Bourguiba, grand leader de votre Parti, Directeur spirituel et politique des masses Tunisiennes dont le mariage avec une Françai­se, même le mariage musulman n’a pas empêché de sous traire la femme Française aux lois du Coran, et d’autre part la naissance de son fils en France semble lui conférer la nationalité Francaise. Nous avons dans le dossier « Na­turalisation » un exposé juridique d’un étudiant Tunisien qui termine par une condamnation sans appel du mariage mixte.

R. — Je n’approuve pas Personnellement le mariage mixte, mais je l’ai toujours considéré comme une question privée.

D. — Arrivons-en maintenant à quelques-unes de vos revendications Vous demandez l’égalité des fonctionnai­res Français et Tunisiens et il semble à lire vos articles, qu’il y o un fossé énorme entre les deux chiffres. Or, nous trouvons dons le « Courrier de Tunisie » le plus récent compte-rendu de la société « de Prévoyance des fonctionnai­res et employés Tunisiens » de 1921, où l’on indique en regard de 4.104 fonctionnaires français, dont 677 femmes un chiffre de 3.804 fonctionnaires Tunisiens, soit une diffé­rence de 300. Certains services ont un personnel exclusive­ment Tunisien, et il y a majorité très nette de l’élément in­digène dans l’enseignement, les douanes, les services péni­tentiaires, à la Direction de la Sûreté.

R. — Si la différence quantitative n’est pas énorme, Ici différence qualitative l’est.

D. — Cependant ce résumé ajoute que la vieille bour­geoisie tunisienne peuple les administrations de la Régen­ce et occupe même des emplois de premier plan et le tableau dont il est question vient à l’appui.

R. — Certains de ces chiffres m’étaient inconnus et je n’avais pas cette impression.

D. — Une autre de vos revendications est l’égalité de traitements avec l’égalité de fonctions entre Tunisiens et Fronçais et vous dites « A travail égal salaire égal ». Et nous français, nous répondrons: « A travail et charge égaux, salaire égal ». Vous ne faîtes pas de service militaire ce qui fait que vous handicapez les français qui le font et si vous estimez devoir réclamer l’égalité des salaires, commencez par réclamer l’égalité des charges.

R. — Je trouve juste que les charges entrent en compte.

D. — Et cependant dans aucun de vos articles, dans aucune des réunions où vous avez réclamé l’égalité de sa­laire vous n’avez réclamé vouloir faire le service militaire comme les français.

Vous avez d’ailleurs largement profité des onze ou douze cas d’exemption que prévoit la loi tunisienne en votre faveur.

Une autre revendication du Destour, c’est le marasme de l’instruction publique en Tunisie. Or, il résulte de la do­cumentation fournie en Août 1938 par la Résidence, dossier N° 5, que de 1936 à 1938, par exemple, plus de 150 classes nouvelles ont été créées, 13.250.000 francs dépensés et 6.832.700 francs inscrits comme dépenses en cours. Le nombre des élèves des Ecoles Primaires est passé en deux ans de 75.249 à 78.1 15, parmi lesquels 2.222 tunisiens. Le nombre des candidats aux examens est passé de 5.741 à 7.228.

R. — Je ne conteste pas ces chiffres.

D. — Vous avez déclaré également qu’on ne faisait rien pour les «fellahs» qui, hâves et décharnés, emplissaient les tékias, que la Tunisie mourait de faim, etc … du même rapport de la Résidence nous extrayons page 2, que de 1907 à 1935, les prêts ont atteint la somme de : 270.663.387 frs, page 10, qu’en 1936 on a distribué d’octobre à décembre 43 millions de francs de prêts et que pour les fellahs ayant épuisé leur faculté de crédit normal on a ajouté 6 millions de prêts exceptionnels.

Qu’en 1938 on procédait à la distribution à titre de prêts de semence de 57.200 quintaux de blé et 119.000 quintaux d’orge d’une valeur totale de 31 millions.

R. – Il est certain qu’un grand effort a été fait.

D. — Effort dont vous vous êtes bien gardé de parler car vous vous êtes bien gardé d’en faire état dans votre campagne d’excitation. Dire aux Fellahs qu’ils sont misé­rables, opprimés, suant la misère et ne jamais leur faire connaître l’effort de la Fronce, effort évidemment qui ne pouvait tout effacer de ces misères mais qui a été consi­dérable, c’est poursuivre un but d’excitation et de calom­nie destiné à exciter les populations contre nous.

Ainsi donc on peut considérer par tout l’ensemble qui précède propos de réunions, articles de journaux, absence de toute indication relative aux bienfaits et à la volonté constructrice de la France, comme la résolution nettement établie ou Néo-Destour, de substituer au Protectorat un régime d’indépendance ou d’émancipation complète que n’avait pas prévu le Traité du Bardo. Mais évidemment cet­te résolution ne pouvait être mise à exécution et définiti­vement arrêtée qu’au moyen d’une association ayant pour programme de rechercher et de déterminer les méthodes à employer en vue de la réalisation du but à atteindre. Ce moyen vous a été fourni par !e groupement Néo-Destourien, association que vous n’avez cessé d’intensifier en réor­ganisant les cellules, le Conseil National, en créant de nou­velles cellules, des fédérations et en augmentant de plus en plus le nombre des tournées de façon à tenir les masses en haleine. Combien aviez-vous de cellules ?

R. — Deux cents, à ce que ;e crois.

D — Un document qui figure au dossier N » 5 en accu­se 353.

R — Ce chiffre doit être exact.

D. — Le Congrès marque l’apogée de l’organisation in­térieure du destour par le création de fédérations nouvelles

R. — Je ne reconnais pas exactement les attributions des fédérations n’ayant pas participé à l’élaboration du rè­glement intérieur.

S.I. — Il est exact qu’il existait à ce moment le groin peinent de la jeunesse destourienne sous la présidence de Slimane Ben Slimane. Ces jeunes gens assistaient à nos réunions, défilaient en cortège, chantaient des hymnes, etc ….

J’ignorais le rôle de AIlala Laouiti dans cette organi­sation.

S.l. — Pour moi les scouts étaient en dehors du Parti

Je reconnais cependant que des scouts nous faisaient cor­tège dans les réunions, assistaient le service d’ordre, qu’il devait même y en avoir dans la salle.

S.I. — L’idée de la « Banque Nationale Tunisienne semble être sortie de propositions de cellules que le Con­grès National d’octobre-novembre 1937 a fait siennes. J’ai fait partie de la commission d’étude avec Tahar Sfar et Materi. J’ai assisté à une quinzaine de séances de prépara­tion de statuts et je suis parti en France peu après le dé­pôt.

S.I. — Il est exact que je ne me suis pas proposé com­me candidat au Congrès, mais que j’ai été proposé, par les autres.

S.I. — Je n’ai pas voté la motion de clôture car j’étais opposé au préjugé défavorable à l’égard du Gouvernement,

D. — Le Néo-Destour a essayé également d’attirer à lui les fonctionnaires Tunisiens par de nombreux articles dans l’Action Tunisienne par lesquels il les invitait à adhérer.

R. — Je ne m’en souviens pas, mais personnellement je suis opposé à ces adhésions.

D. — Le Néo-Destour a étendu encore son activité sur l’organisation syndicale ouvrière par la mainmise sur la C.G. T.T. réalisant ainsi une conception de Habib Bourguiba qui écrivait le 23 Décembre 1936 à Hédi Nouira « Des cama­rades destouriens répartis judicieusement dans bon nombre de syndicats se proposent d’ici peu de jeter les bases d’une C.G.T.T. Ce sera la rupture avec la C.G.T. et par voie de

conséquence avec la S.F.I.O., mais j’estime que nous n’a- vans plus à nous gêner avec eux depuis que le « Front po­pulaire » à l’air de nous « laisser tomber ». Nos Militants disputent à la C.G.T. un certain nombre de syndicats, dans le nord, en particulier celui des ouvriers agricoles. Ceux de Sfax (ouvriers agricoles, Jokers, etc…) nous sont d’ores et déjà acquis. Il n’y a que ceux de Tunis et de Sousse qui nous échappent encore. Mais je suis sûr qu’ils viendront. C’est te dire, sans donner à cette question une importance surfai­te — vu l’infime minorité que représentent les syndiqués par rapport à le masse du peuple — que nous ne nous en désin­téressons nullement ».Bourguiba devait mettre à exécution ce projet fin janvier 1938.

R. — Je n’ai jamais cessé sur cette question de partager l’avis de Materi disant que le néo-destour était indifférent en matière syndicaliste et c’est pour cele que j’ai ac­cepté d’être un des avocats de la C.G.T

D. — Ainsi donc, l’organisation devient formidable et vous avez voulu essayer sa force de résistance par la grève du 20 Novembre ?

R. — Je n’étais pas à Tunis, et je n’ai assisté à aucune réunion de préparation d’exécution de cette grève. j’étais avec Tahar Sfar, opposé d’ailleurs à la réalisation de cette grève.

D. — A partir de ce moment et jusqu’à la réunion du Conseil National, des 13 et 14 Mars les circulaires succè­dent aux circulaires, les articles aux articles dans « l’Action Tunisienne », le tout de plus en plus violent, et l’agitation ainsi créee est amplifiée par les tournées. Ce crescendo dans la violence a son point final dans le Conseil National dont Iras résolutions vous ont été communiquées par les let- Ires de BOURGUIBA, du 15 Mars 1938 alors que vous étiez à Paris…

De la cote 27 de votre dossier, il ressort que le 14 Mars 1938, vous avez été reçu par le groupe directeur du P.P.A,, réunion au cours de laquelle l’unité de direction dans l’ac­tion s’est posée en envisageant les trois pays Nord – Afri­cains.

R. — C’est exact, je suis allé les voir et je me souviens avait dit qu’avant une action commune il s’agissait d’abord de trouver des points qui pouvaient nous être communs.

D. — A la côte 33 de votre dossier, figure une lettre à vous adressée par Ben Ahmed le 13 Avril 1938 où il est question des évènements du 8 Avril et où nous relevons la phrase suivante « Sadok ne me parlait pas encore des ba­garres du samedi, cependant il me disait que Habib de son lit de clinique dirigeait tout ». Ce qui prouve que Bourguiba ne pourra nier être à la base des évènements. D’autre part, vers la fin de la lettre « la population est décidée à tout, en dépit des autos-mitrailleuses, des tanks et de l’état de siè­ge ».

R. — Je n’ai pas donné grande importance à sa lettre.

S.I. — La cote 22 de mon dossier est un brouillon d’ar­ticle qui doit dater de 1928 ou 1931-1932.

S.I. — La cote 35 de mon dossier parle d’une réunion tenue le 19 Avril 1938 au café Capoulade au cours de la­quelle j’aurais pris la parole. C’est absolument faux tant en fait, car j’aurais pris un autre lieu de réunion qu’au point de vue des membres présents, le 19 étant un mardi, ces membres n’étant pas libres, étant pour la plupart surveill  dans la banlieue parisienne.

S. 1. — S’il est question à la cote 27 d’une entrevue que j’ai eue avec Si Djilani dans le compte-rendu de leur séance du 20 Avril 1938, c’est que j’ai dû le voir sur les boulevards et je n’ai pas dû lui dire quelque chose d’important, car sans cela il y aurait eu réunion à « El Ouma » où i! est en perma­nence.

D. — Nous finirons cet interrogatoire par une demande d’explication sur l’argent que vous avez touché d’aprés l’ex­pertise de comptabilité (dossier N° 6) et où l’on trouve le 30 décembre 1936, un encaissement, somme non indiquée. Le 20 janvier 1937 500 francs, frais de tournée à Kairouan; en Mai 1937, 500 francs, frais de tournée à Metlaoui et le 10 Mars 1938, 2.000 Francs, voyage en France. Sur la feuille bleus marquée N° 12 nous relevons également un encaissement de 150 francs sans date ni destination.

R. — Le premier encaissement doit concerner des frais de copies de pièces dans l’affaire de Moknine, les autres indications sont exactes mais d’une façon générale, j’ai payé de ma poche, dans l’ensemble des tournées.

D. — Vous venez de vous rendre compte par ce long interrogatoire que les revendications du Néo-Destour étaient pour la plupart infondées, que la France avait fait tout ce qu’il était humainement possible de faire dans le domaine administratif, économique et politique, sans risquer de met­tre en jeu sa souveraineté en Tunisie. Vous avez admis d’au­tre port l’application de notre protectorat. Etes-vous disposé dans l’avenir à reconnaître vos erreurs et à renoncer à toute manifestation politique pour vous consacrer uniquement à votre situation d’avocat ?

R. Dans l’avenir il ne saurait venir à mon esprit de faire du Destour, le parti ayant été dissous. Mais à la suite du désarroi moral où me laisse tout ce qui vient de m’arriver, la seule chose que j’envisage pour moi, c’est de m’occuper de ma santé précaire et de me consacrer aux exigences de ma profession. C’est-à-dire que je ne vois pas pour moi dé­sormais une activité possible même si le parti vient à renaî­tre.

A partir d’aujourd’hui comme vous l’a dit Tahar Sfar, je considère ma vie politique comme terminée. Je n’ai rien à ajouter.

Lu, persiste et signe avec nous et le Greffier.

Signé : Lagarde, Bahri Guiga, De Guerin ./.

Pour copie conforme

Le Greffier

Signé : COHEN

 

 

 

 

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